dimanche 16 décembre 2007

Un train pour nulle part...

Plus de 150 ans après son apparition en littérature, le train demeure un symbole funeste — celui du destin qui nous mène là où l’on ne veut pas aller.
par Martine Desjardins

Alors qu’en Europe et au Japon la nouvelle génération de TGV transportera les passagers à 350 km/h dès 2009, le réseau ferroviaire d’Amérique se dégrade de jour en jour. Au Québec, on attend patiemment les trains de banlieue annoncés. Quant aux vieux projets de service reliant le centre-ville de Montréal à l’aéroport ou de corridors à grande vitesse vers New York et Windsor, ils ont été ressortis des tiroirs tant de fois que plus personne ne les prend au sérieux.
Peut-être est-ce pour cette raison que le train, dans la littérature de notre continent, a un aspect archaïque. Pour un peu, on se croirait encore au temps où Hugo l’appelait « la machine spectrale », et Dickens, « la mort en marche », où Tolstoï en faisait l’instrument du suicide d’Anna Karénine, et Zola, l’arme de la vengeance dans La bête humaine.
Il ne faut cependant pas se fier aux apparences, surtout dans le cas du Québécois Stéphane Achille, qui vient de remporter le prix Robert-Cliche pour son premier roman, Balade en train assis sur les genoux du dictateur — un stupéfiant voyage au cœur des ténèbres, bien ancré dans son siècle. Un jeune chanteur ambitieux, dont le disque a été un bide total, est invité à accompagner un generalissimo sud-américain dans le train présidentiel. Pour démontrer son pouvoir absolu, le dictateur ne se contente pas de forcer son invité à s’asseoir sur ses genoux ; il lui offre en spectacle des exécutions et des massacres, il l’incite au viol, il essaie de l’habituer à tuer de sang-froid — dans le but secret d’en faire un assassin. « C’est un cadeau que je vous fais, dit-il. Vous croyez que c’est donné à tout le monde d’avoir la chance de tuer un homme ? »
L’idée du livre est apparemment venue à l’auteur à la suite d’un cauchemar. Mais ce qui fait la richesse du texte — et de Stéphane Achille un écrivain à surveiller —, c’est l’habile aiguillage par lequel le dictateur en vient à incarner la tyrannie du succès dans un monde obsédé par la célébrité. Car le bourreau persécute le chanteur en faisant tourner son disque jour et nuit, relève la médiocrité de sa musique et l’ineptie de ses paroles, remet en question la sincérité de son engagement artistique, dénigre ses rêves de gloire. Il est la voix cruelle du doute qui assaille tout artiste après l’échec — et qui doit être réduite au silence pour remettre le train de la création sur les rails.
Dans les romans policiers, le train est souvent le lieu du crime — mais jamais de l’ampleur que lui donne l’Américain Michael Chabon dans La solution finale. Ce qui sera la dernière enquête d’un vieux détective anglais débute en 1944, lorsque celui-ci croise, le long d’une voie ferrée, un enfant juif réfugié. Le garçon s’est muré dans un « silence fou », mais son perroquet répète une série de chiffres en allemand. S’agit-il d’un message codé ? Ou encore du numéro d’un compte bancaire suisse ? Malgré ses efforts de déduction, le détective n’entreverra pas la solution. Parce que la vérité de ce que le perroquet appelle son « chant du train » est tout simplement inconcevable. Au lecteur de la trouver dans le texte, où Chabon, avec une retenue admirable, l’a dramatiquement dissimulée.
Depuis 1990, le Canada n’a plus de véritable ligne transcontinentale. Les trains de voyageurs ont abandonné les voies du Canadien Pacifique pour celles, moins pittoresques, du Canadien National et se limitent maintenant au circuit Vancouver-Toronto. Dans La traversée du continent, Michel Tremblay nous ramène en 1913, époque où l’on pouvait encore mettre une enfant dans un wagon en Saskatchewan pour l’envoyer rejoindre sa mère à Montréal. C’est ce qui arrive à la petite Nana, élevée par sa grand-mère crie dans un bled des Prairies, où elle écoute pousser le blé d’Inde au risque d’offenser le Grand Manitou. « Elle est condamnée. À traverser le continent. Une seule fois. Dans un seul sens. » Ce voyage, qu’elle entreprend la mort dans l’âme, sera pourtant révélateur, grâce aux personnages tragicomiques rencontrés en chemin : la vieille fille acariâtre qui cache une âme de musicienne, le jeune homosexuel tourmenté par « ses attentes esthétiques », l’oncle obèse, la fille de bonne famille qui fait des passes au Château Laurier… Même s’il s’aventure hors de Montréal, Tremblay s’arrête encore aux gares familières de son univers. N’empêche, on aimerait parfois qu’il déraille un peu et nous emmène, comme le grand chemin de fer du poème de Prévert, « tout autour de la terre, de la lune et des étoiles ».

4 commentaires:

Anonyme a dit...

Cette Martine Desjardins est-elle la même qui a publié quelques romans, dont Le cercle de Clara que j'avais bien aimé ?

Jules a dit...

Réjean: je ne sais pas! Vous pourriez peut-être vous informer auprès de L'Actualité...

Anonyme a dit...

Je viens de faire une petite recherche qui me confirme ce que je pensais : il s'agit bien d'elle.

http://www.livres-bq.com/Auteurs.asp?118

Jules a dit...

Réjean: le quatrième de couverture me fait peur!! Je ne suis pas naturellement portée sur les romans sombres... un jour peut-être!